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Le Point du 24 Novembre 2000

 
L'EDITORIAL DE CLAUDE IMBERT

Le temps des coupables

La science nous a plus comblés en cinquante ans que durant les cinquante siècles passés. Est-ce ce fantastique précipité qui nous étourdit ? Possible. Toujours est-il que les frayeurs du savoir relaient désormais les frayeurs de l'ignorance, et que les peurs de l'an 2000 qui s'échappent de nos laboratoires comme de nos observatoires font un écho plutôt inattendu aux peurs millénaristes de l'an mille. Pour les conjurer, la nouvelle recette - dérisoire ! - est de chercher à tout malheur un coupable...

Vache folle, OGM, réchauffement de la planète, autant de paniques puériles ! Le mal, à l'évidence, est autant dans nos cervelles que dans le prion ou le gaz à effet de serre. En vérité, un mirage - l'enchantement du progrès - nous fait oublier l'humaine condition. Nous en venons à croire que les victoires éclatantes de la médecine ont fait de la santé de chacun une obligation à garantir. Que nos savoirs nouveaux, notre arsenal de mirobolantes techniques vont nous délivrer de toutes les fatalités - dont la première est celle de la mort.

Voici donc qu'une frénésie nouvelle s'installe : on ne veut plus de malheur sans cause punissable. Tandis que s'efface l'acceptation de destins contraires se répand une recherche éperdue du coupable. La Justice - et c'est bien trop lui demander ! - devient l'illusoire recours de toutes les misères de la vie.

Comprenez-moi : je ne regrette pas ici une résignation fataliste (mektoub !) à tous les accidents de l'existence. Il est certain que, dans les grandes affaires du sang contaminé ou de la vache folle, des erreurs humaines ont existé, sont plus ou moins identifiables, voire répréhensibles. Doivent-elles, peuvent-elles aller jusqu'à la pénalisation de tel ou tel agent humain dans la chaîne confuse des responsabilités ? Oui, sans doute, si la faute individuelle est prouvée, si cet agent transgressait un interdit explicite. Non, s'il s'agit de « cueillir », dans la chaîne, un inconscient pour le sacrifier à des procès d'exemplarité symbolique, hommages douteux de la Justice aux passions de l'opinion.

Pour la politique française, la Justice a fait une lessive nécessaire : les partis ne s'étaient que trop impunément installés dans la routine du délit. Mais on dirait qu'emportée par son vertueux élan la Justice se donne, peu à peu, pour objectif de « déboiser » toute une génération de responsables. Et que, dans sa clairvoyance toute rétrospective, elle ignore souverainement, dans l'examen de la faute, les conditions et le contexte d'époque. Le contexte, certes, n'absout pas les pécheurs, mais devrait incliner, lorsque la canaillerie personnelle n'est pas en cause, à plus de modération.

Dans la révolution judiciaire - c'en est une ! - que nous vivons, nous avons d'abord connu une démarche estimable où la Justice quittait la soumission et les complaisances au pouvoir. Nous entrons, je le crains, dans l'ère où des juges, ici ou là, se grisent de leur neuve puissance. Qui rappellera aux jeunes juges que leur institution elle-même n'est pas sans faille ? Qu'ainsi tous les magistrats de France - sauf un - prêtèrent serment au régime de Vichy... qu'ils eurent ensuite à condamner ? Et qu'à perdre toute mesure il viendra un temps où la frénésie de justice n'épargnera plus les juges eux-mêmes : elle les fera comparaître pour leurs erreurs judiciaires.

Tantôt la chute d'un banc de collège fait inculper un enseignant, si ce n'est le maire de la commune. Tantôt l'inondation d'un camping trouve un responsable dans un préfet hors d'âge qui ne sut pas prévoir une catastrophe constatée une fois tous les deux siècles. Tantôt un jugement de la Cour de cassation, pour indemniser un adolescent handicapé, accuse un diagnostic médical de l'avoir laissé naître, comme si le diagnostic relevait d'une science exacte. Comme si, de surcroît, nous avions glissé, sans le savoir, dans l'eugénisme. C'est trop ! Le sens commun est-il interdit de prétoire ?

En fait, il faut que la Justice trouve sa vraie place, ni servante ni maîtresse, dans le nouvel âge démocratique. Il lui faut établir avec la presse une relation moins dommageable à l'innocent. Car la presse, qui sert légitimement la Justice, la dessert aussi en corrompant, malgré qu'elle en ait, la présomption d'innocence. Il faut, enfin et surtout, que la Justice résiste à l'inclination publique d'une société agressive, acide : on y voit trop affleurer de méfiance, de dérision, et parfois de haine. Les artistes le sentent. Voyez la brillante pièce de Yasmina Reza : sous la ruine des codes anciens, c'est - entre Marivaux et Pinter- un crépitement de méchancetés assassines, un ballet cruel dansé sur quelques abîmes. Bien vu, hélas ! Mais à épouser ce penchant, ce travers de notre époque, la Justice se perd. Son affaire n'est pas d'être bonne. Elle n'est pas non plus d'être méchante.



© Le Point - 24/11/2000 - N°1471 - L'éditorial de Claude Imbert

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