Par MONTS
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et par VAUX |
par Denis Ducroz, guide de haute montagne.
Le 23/02/98 sur Liberation.com
La presse méconnaît la montagne, ses dangers et leur évaluation. Ce qui explique son zèle à condamner un guide
Le vendredi 23 janvier, une avalanche emportait tout un groupe
d'enfants ainsi que des adultes, dans le secteur de la station de ski des
Orres, causant la mort de onze personnes. Daniel Forté, le guide de haute
montage qui conduisait le groupe, a été mis en examen, inculpé et incarcéré.
Il vient d'être remis en liberté, contre l'avis du procureur. Le traitement
médiatique et judiciaire de cette tragédie illustre l'impossible reconnaissance
du métier de guide de haute montagne par notre société.
Aux journalistes pressés qui anticipent les résultats de l'enquête, aux officiels
impartiaux qui ont la lourde tâche de la mener équitablement, aux juges qui
devront en tirer les conclusions que notre société exige et à la population
au nom de qui toute justice est rendue, je voudrais dire avec émotion et discrétion:
"Je suis guide depuis trente ans et cela aurait pu m'arriver. Je tremble
en écrivant ce que nombre d'entre nous ne cherchent plus à taire, parce que
notre métier est devenu récemment porteur de tels drames."
Lorsque, en 1964, une plaque à vent emportait dans la mort quatorze guides
professeurs et aspirants guides stagiaires, la montagne était encore ce lieu
secret où se pratiquait un sport confidentiel n'impliquant que des amateurs
éclairés et des professionnels faillibles. Si l'on avait parlé, alors, de
fatalité, était-ce uniquement parce que l'époque n'était pas à la responsabilité?
Notre connaissance de la montagne n'a pas à ce point progressé qu'on puisse
prétendre, trente-quatre ans plus tard, apprécier plus justement la fragilité
du manteau neigeux. Oui, les études se sont multipliées depuis, et les théories
se sont affinées sur le papier; oui, l'analyse à la loupe des cristaux de
neige et la coupe thermométrique de la couche ont donné lieu à des publications
savantes; mais le guide qui marche le premier _ "celui qui va devant"
_ ne dispose toujours, pour juger du risque qu'il encourt, que de son expérience
personnelle et de ses sens naturels éveillés depuis l'enfance et confrontés
régulièrement à la sanction d'éléments réputés hostiles.
Aucun météorologue assis devant son écran ou hissant un drapeau jaune et noir
ne résoudra jamais le problème que se pose le guide à chaque instant: ça tient
ou ça ne tient pas? Au moment précis où il s'engage dans une pente, le guide
a décidé que ça tenait, sinon il n'irait pas. Et ce ne sont ni le drapeau
ni les prévisions des spécialistes qui l'ont amené à cette conclusion, c'est
sa perception instantanée de la densité de la neige, de sa compacité, du travail
des éléments, soleil et vent, dans les jours qui précèdent. Tout cela est
mis en oeuvre ponctuellement pour chaque pente, pour chaque altitude, pour
chaque exposition et à chaque pas. Ce peut être le son de la neige sous les
pieds qui change imperceptiblement, ce peut être la résistance de la croûte
de surface, ce peut être un reflet ou une ombre qui attire l'attention mais
il n'est écrit nulle part qu'à telle constatation ponctuelle correspond systématiquement
tel danger ou telle certitude. L'approche scientifique n'est pas l'approche
du terrain telle qu'un guide la pratique.
Que quatorze professionnels en meurent, c'est un drame de la montagne, celle
qui "tue" ses enfants et qui les enterre dans ses vallées accablées
de douleur. Qu'un seul professionnel se trompe, dans des circonstances encore
non établies, et le voilà coupable, devant la France entière, d'un deuil aux
dimensions nationales.
Pour l'accabler, des spécialistes aussi improvisés qu'occasionnels nous expliquent
qu'on ne s'aventure pas à 13 heures sur une pente neigeuse ensoleillée alors
que les images de l'avalanche montrent à l'évidence l'absurdité ponctuelle
d'une telle considération de température. La même avalanche aurait pu se déclencher
à 8 heures du matin ou à 6 heures du soir. Mais la résonance médiatique donne
les moyens de dénoncer une erreur fatale en s'appuyant sur des coïncidences
présentées comme autant de défis au bon sens. La parole du guide, sa bonne
foi, son jugement, pour faillible qu'il soit... tout est laminé par la Parole
journalistique, qui se substitue à la vérité.
La réalité est pourtant tellement affreuse qu'elle ne devrait donner lieu,
d'abord, qu'au chagrin et à la compassion. Quand les familles pleurent et
s'interrogent, ce ne doit pas être du spectacle. Quand toute une profession
veut se faire comprendre sans heurter la douleur des parents, ce n'est pas
de la polémique. Ce télescopage tragique du rêve que représente l'échappée
montagnarde avec l'enfer du deuil, tous les montagnards l'ont vécu et tous
se sont perdus en conjectures puis en regrets éternels.
Que la presse s'empare de cette affliction, et plus rien n'a de sens, ni l'acte
gratuit de gravir les sommets, ni la volonté d'un honnête homme de vouloir
partager sa passion, ni l'humilité de nos connaissances face à l'immensité
naturelle... ni même le désarroi des uns et des autres. Si ces malheureux
avaient péri dans un carambolage autoroutier, les pleurs intimes auraient
été les mêmes mais la responsabilité se serait trouvée diluée dans le brouillard,
la vitesse et la multiplication des fautes de conduite. C'est tout le contraire
que propose la montagne, tout le contraire de ces fatalités funestes auxquelles
s'est résignée notre société urbaine en mal de ressourcement. On ne s'est
intéressé à la montagne qu'à travers le développement des loisirs, et cette
approche faite d'attraction et de défiance a justifié l'émergence de professionnels.
Mais personne ne s'est interrogé sur les interférences entre les exigences
professionnelles, d'une part, et la violence, imprévisible, de la nature,
d'autre part. En la matière, les marins disparus ont eu droit à moins d'accablement.
Ce n'est pas en exhibant, pour faire sérieux, une échelle de risques théorique
qu'on aidera notre humanité à conserver un minimum de cette autonomie animale
qui lui a permis de survivre jusqu'à nos jours. Tout au plus on la confirmera
dans l'erreur que tout se mesure, se normalise et se maîtrise. De cette conviction
faussement rassurante mais reprise à l'envi par des médias clientélistes découleront,
j'en ai la conviction, des drames plus catastrophiques encore. Je fais confiance
aux experts pour expliquer aux familles ce qui s'est passé sans attendre de
ces explications qu'elles atténuent leur chagrin. Je fais confiance au guide
Daniel Forté pour dire comment, sous sa conduite, une journée de bonheur revigorant
s'est transformée subitement en nuit éternelle. Mais je sais aussi que vous
et moi ne connaîtrons cette vérité qu'à travers un filtre déformant; celui
qui exhibe un guide jusque-là irréprochable, honteux et enchaîné à la vindicte
populaire, comme s'il devait à lui seul expier notre incapacité à garantir
ensemble liberté et sécurité. La pire chose qui puisse arriver à un guide,
c'est de revenir sans ses clients. Pour tout un chacun, il existe pire encore,
c'est de perdre son enfant. Seuls des esprits irresponsables peuvent surfer
sur cette avalanche de détresse, sous prétexte qu'ils ne l'ont pas déclenchée.